Géopolitique, la mer et les territoires ultramarins, redécouvrir l’idée de puissance
En 1982, la réaction rapide de la Grande Bretagne suite à l’invasion Argentine des Îles malouines montre à quel point les Britanniques — plus que toute autre nation — ont compris l’importance des territoires ultramarins. Puissance thalassocratique par excellence, le Royaume-Uni possède une réelle capacité de projection via le Commonwealth.
En France, terre hybride entre puissance maritime et continentale depuis Louis XIV, le renouveau géopolitique passe par des territoires pourtant difficile à gérer ; la Corse, qui confère un intérêt géostratégique majeur en Méditerranée offrant une ouverture sur l’Afrique du Nord, Djibouti qui permet d’agir sur tout le Moyen-Orient et l’Océan Indien, la Guadeloupe et la Martinique pied-à-terre en Amérique du Nord, la Guyane en Amérique du Sud, et l’île de la Réunion idéalement placée en Océanie. Nécessairement, la France détient donc le second domaine maritime en surface après les Etats-Unis, mais avec un seul porte avion en activité, contre deux durant la période 1963- 1997, la tâche du contrôle de nos eaux territoriales se révèle délicate.
Appréhender les espaces est alors indispensable pour bien comprendre notre sujet, car le monde en comporte plusieurs ; l’air, la stratosphère, la mer et la terre, or la puissance s’exprime aujourd’hui dans chacun. Bien qu’elle ne soit pas cantonnée à la simple projection militaire, nous soutenons l’idée que la puissance économique et politique en découle.
Laurent Henninger réduit ces espaces en deux catégories, les espaces liquides ( mer, air, stratosphère) et les espaces solides (terres), ces derniers ayant la spécificité d’abriter des lieux, donc des zones chargées d’histoire, tandis que les espaces liquides autorisent plutôt l’organisation de réseaux. Sans doute, les puissances océaniques s’expliquent par la gestion des voies de communication, donc des échanges, mais aussi plus largement par la réticulation, c’est-à-dire la capacité à créer du réseau, et la puissance maritime seule en permet la conservation.
Nous le savons, notre contexte géopolitique est unique, depuis la chute de l’URSS, l’unipolarité américaine domine les nations, sa puissance militaire décline sa prépondérance économique et réduit ses alliés au rôle de vassaux par l’intercession de l’OTAN. L’Union Européenne, plutôt que puissance militaire dans l’échiquier mondial, est régulièrement vue comme un « nain politique ». Elle représente géostratégiquement la tête de pont Etats-Unienne sur le Heartland ou l’Île Monde, qui s’étend de la Volga au Yangtze et de l’Himalaya à l’Arctique selon la vision de John Mackinder. Sa pensée, est régulièrement résumée en ces termes : « Qui contrôle l’Europe de l’Est contrôle l’Heartland ; Qui contrôle l’Heartland contrôle l’Île Monde ; Qui contrôle l’Île Monde contrôle le monde. » Ce qui permet de comprendre l’intérêt stratégique de l’Ukraine, qui s’est distingué durant la guerre du DONBASS en 2014. Un conflit qui n’avait d’autre but que le contrôle du Rimland.
Face à cela, le mythe du péril jaune cache une réalité ridiculement plus simple qu’un éventuel danger chinois, dont la lunette observe les porte-avions américains à seulement 30 kilomètres de Pékin. Un tigre de papier qui rattrape ses 30 ans de retard technologique sur les USA par le vol de carcasses d’ AH-64 en Irak afin de copier du matériel des années 70.
Aujourd’hui soutenus à bout de bras par les Russes, lesquels, bien qu’ayant une production militaire de très grande qualité, ont toutefois un budget de la défense équivalant au Royaume-Uni ( 64 milliards de dollars) quand les Etats-Unis financent 721 milliards de dollars de dépenses militaires — prix à payer pour maintenir le seul imperium mundi réalisé dans l’histoire humaine. En marge du grand jeu, la France n’a qu’un budget de 42 milliards de dollars (1,86 % PIB), qu’elle devra porter à 3 % du PIB à l’horizon 2040 si elle veut continuer à influencer.
Projection de souveraineté contre exportation de servitude.
Depuis trop longtemps, la France existe sans le vouloir, au mépris de la trahison des élites, par une tradition militaire étreinte entre les raies fantomatiques d’une stratégie gaullienne atemporelle. Nous avons ainsi maintenu cette capacité de projection, qui se distingue — entre autres —
par la projection de force, en effet peu d’États sont capables d’envoyer des armées à des milliers de kilomètres de leur capitale. A dire vrai, seules quatre nations disposent d’une souveraineté militaire ; les États-Unis, la Russie, la Chine et la France. Ce qui pour nous, définit cette souveraineté est alors l’aptitude à concevoir et produire en grande partie son propre matériel militaire ; missiles, avions, flotte, et nous pourrions aisément rentrer dans les détails d’une subdivision qui s’étend aux munitions, à l’optronique, aux logiciels, à la compilation et à la conservation de données …
Cela nous amène à aborder les différents modèles de transfert de technologie ; en cela, la France est fondamentalement opposée aux Etats-Unis. Ceux-ci, lorsqu’ils vendent un F-35 Lockheed Martin, imposent une alliance militaire qui transforme leurs alliés en auxiliaires. Il est logique de comprendre qu’un État qui possède un avion américain ne peut plus s’opposer aux États- Unis ou définir sa propre volonté de puissance, car ce sont eux qui fournissent les pièces de rechange ou qui forment le personnel au sol et les pilotes. Or, là où le projet Joint Strike Fighter (JSF) n’est efficient que si un maximum de F-35 sont engagés en coordination, expression d’un nouveau mode de combat otanesque, la France, s’est dotée d’un outil de souveraineté sans précédent avec le Rafale.
Car si les avions multi-rôles sont capables, après reprogrammation au sol, d’effectuer des missions (air-sol, air-air, anti-navire, anti-radar ou de dissuasion nucléaire), Le Rafale, pour sa part, est omnirôle, c’est-à-dire qu’il peut effectuer toutes ces missions durant un vol unique. Il permet la complétude des armées de l’Air jusqu’alors contraintes d’entretenir plusieurs avions spécialisés. Dès lors, la France ne vend pas uniquement un Rafale, elle projette sa souveraineté, elle produit un outil de libération, elle permet une coopération. A ce propos, l’Argentine aurait-elle réclamé les malouines si elle ne possédait des mirages et super étendard Français?
La France est un contre-empire
Nous disposons là d’un outil de contre-pouvoir important, mais il serait intéressant de définir la notion d’empire. Selon Samir Amin, c’est un centre qui domine la périphérie par la conquête militaire, ce que nous retrouvons avec la figure États-unienne post URSS, sortant progressivement des guerres interposées pour s’affirmer dans les guerres asymétriques. Avec l’opération Tempête du Désert, l’Aigle américain sort de sa cage, volant successivement sur la Somalie en 92, la Bosnie en 95, le Kosovo en 1999 et les fameuses « guerres préventives » en Afghanistan et en Irak. Sans frontières, l’empire a par définition des limes, soit des zones de combat aux limites variables qui ouvrent la voie à de nouvelles conquêtes. Pour maintenir l’empire, les Etats-Unis s’appuient sur une domination militaire mais aussi technologique — qui est l’unique condition pour tirer un gain du libre échange -, elle est aussi culturelle et économique notamment avec la projection du droit américain qui en fait une puissance normative, c’est cet ensemble qui forme la puissance.
Or, la position de la France est encore une singularité dans l’espace politique mondial. Son histoire montre qu’elle a généralement été un contre-empire et bien qu’elle ait eu des expériences impériales avec Charlemagne, Napoléon et l’Empire colonial, elle retrouva bien vite une structure métropolitaine.
Après De Gaulle, deux personnages s’affirment en France comme fer de lance de la multipolarité . D’abord Jacques Chirac, contre toute attente, incarne, par la voix de De Villepin, une politique alternative en défendant le droit contre la force. Peu savent que Chirac tenta également de négocier un retour dans le commandement intégré de l’OTAN si on lui octroyait la force méditerranéenne, essuyant un refus catégorique des américains qui ne souhaitaient pas se couper d’un lien direct avec Israël. Il anticipait par là, cette volonté de créer une sorte d’alliance militaire méditerranéenne quitte à sortir du cadre européen. Mais aussi Serge Dassault, producteur du Super Étendard, du Mirage 2000, et du Rafale, fit plus pour l’indépendance française que tous les successeurs de Chirac. La lutte française contre l’empire est ainsi résumée par ce combat invisible pour les français eux-mêmes, clef de son efficacité.
La communauté européenne de défense : volonté de puissance ou tribut impérial ?
La France peut beaucoup mais elle ne peut pas tout. Nous savons, après de Gaulle que renoncer à se défendre c’est disparaître, et pour paraphraser Montalembert
« Si vous ne vous occupez pas de la guerre, la guerre s’occupera de vous ».
Or la véritable stratégie d’indépendance se fait à l’échelle européenne. La communauté européenne de défense, à l’arrêt depuis plus de soixante-cinq ans, consécutif à son rejet par l’Assemblée nationale, refait surface à la faveur du « partage de fardeau » exigé par les Américains. La défense européenne coûte trop cher au gendarme du monde qui s’inquiète de subir le même sort que l’URSS engouffré dans le siphon de la course aux armements.
« On ne protégera pas les Européens si on ne décide pas d’avoir une vraie armée européenne »
Emmanuel Macron le 6 novembre 2018 sur Europe 1.
« Face à la Russie, qui est à nos frontières et qui a montré qu’elle pouvait être menaçante (…), on doit avoir une Europe qui se défend davantage seule, sans dépendre seulement des États-Unis, et de manière plus souveraine. »
Ces deux phrases dépeignent encore une nouvelle forme de la lutte ambiguë entre la France et l’empire américain, E.Macron s’appuie-t-il sur un hypothétique danger Russe pour affirmer l’émergence de l’union européenne ? Se fait-il le relais des exigences américaines ou bien le
stratège de la souveraineté européenne? Le Général Vincent Desportes confirme néanmoins cette inquiétude avec une phrase formidable
« le soldat Ryan ne reviendra pas ».
Une chose est certaine, la communauté européenne de défense (CED) qui représente actuellement un budget de 13 milliards d’euros, est le potentiel tombeau de l’OTAN, mais pas tant qu’elle restera une armée de papier.
Bibliographie
Samir Amin, L’Empire du chaos, 1991
Samir Amin, Le développement inégal, 1973
Laurent Henninger, Espaces fluides et espaces solides: nouvelle réalité stratégique?
Conférence de Pierre Yves Rougeyron, Les nouveaux visages de l’impérialisme
Jean-Sylvestre Mongrenier, L’armée britannique, projection de puissance et géopolitique euratlantique, dans Hérodote 2005/1 (no 116)
Yves Lacoste, Aviation et géopolitique : les projections de puissance, Dans Hérodote 2004/3 (N°114)
Présentation complète du rafale, https://www.dassault-aviation.com/fr/defense/rafale/introduction/